Projet de recherche : « Vulnérabilités, racismes et subjectivités politiques en Tunisie : le cas ethnographique des migrant·e·s de l’Afrique de l’Ouest »
Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une recherche engagée, combinant production des données scientifiques et action sociale, en faveur des droits des migrant·e·s, au travers de supports artistiques. Il interroge la question du racisme dans le contexte migratoire en mettant la focale sur les formes de violence et de racialisation à l’encontre d’une catégorie spécifique de migrant·e·s, et vise à proposer des pistes de résolution d’un « problème social ».
Nous nous intéressons à la question du racisme sous le prisme de l’imbrication des systèmes d’oppression, et nous concentrons sur les formes de vulnérabilité et de violences vécues et ressenties par les ressortissant·e·s subsaharien·ne·s en Tunisie. Cette recherche interroge la réalité sociale et politique de l’immigration, à l’aune des récentes transformations en termes de gestion et de contrôle des nouvelles migrations en provenance d’Afrique de l’Ouest, actuellement en situation de vulnérabilité et d’immobilité. Elle met également l’accent sur les conséquences spécifiques du racisme contre les Noir·e·s comme axe central articulant à la fois les violences contemporaines, les formes de « vulnérabilisation » et les modalités de résistance déployées par les migrant·e·s et militant·e·s face à ces violences.
Ce projet de recherche sera mené à l’IRMC sous la responsabilité scientifique de Khaoula Matri, socio-anthropologue. Il s’inscrit dans le cadre d’un partenariat entre le réseau MADAR et l’IRMC.
Contexte et problématique de l’enquête ethnographique
Les expériences migratoires des Subsaharien·ne·s dans les pays maghrébins s’inscrivent dans un contexte de mobilité Sud-Sud et rendent compte d’une nouvelle configuration de la migration. En effet, depuis plus de deux décennies, les études traitant la question de la migration suivent deux axes principaux : l’intensification d’une migration irrégulière des Maghrébin·e·s vers l’Europe, et l’intensification des flux migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne vers le Maghreb. Les transformations du contexte migratoire et ses nouvelles dynamiques sont appréhendées à travers différentes approches qui envisagent l’Afrique du Nord comme territoire ou espace de « départ », de « transit » ou d’« installation ». Longtemps considérée comme une zone « traditionnelle » de migration vers l’Europe, la Tunisie est désormais perçue comme un pays « d’immigration de travail » au début du XXIe siècle. L’ouverture des universités privées depuis 2002 et l’installation du siège de la Banque africaine de Développement (BAD) à Tunis de 2003 à 2014 ont contribué à l’émergence d’une migration subsaharienne marquée par un aspect élitaire. En revanche, le flux migratoire implique des profils variés : réfugié·e·s, demandeur·euse·s d’asile, exilé·e·s, travailleurs et travailleuses, étudiant·e·s, victimes de la traite, footballeurs, pour la plupart dans une situation irrégulière et « illégale ». Passée sous silence, et en l’absence de cadre juridique, la gestion des migrant·e·s est souvent confiée aux associations locales et ONG internationales.
Dès lors, l’on assiste au passage d’une invisibilisation et d’une marginalisation politique et sociale à une visibilité de plus en plus politisée de la mobilité des Subsaharien·ne·s en Tunisie. Cette mobilité inédite est souvent problématique pour les autorités publiques à différentes échelles (locale, nationale et internationale) : en effet, depuis 2011, les soulèvements qui ont marqué la région ont donné naissance à de nouvelles figures de migrant·e·s et à de nouveaux enjeux socio-politiques relatifs à la gestion des situations humanitaires et au contrôle des frontières. Ce tournant qui marque la migration transsaharienne a ainsi crée de nouvelles dynamiques migratoires en imposant de nouvelles configurations de mobilité. La question du racisme, de la vulnérabilité et des violences vécues et ressenties s’entremêlent avec les expériences migratoires des Subsaharien·ne·s et avec les politiques d’externalisation des frontières européennes. Nous partons de la réalité sociale migratoire complexe du contexte tunisien pour identifier et comprendre les récentes transformations en termes de contrôle et de violences exercées contre les ressortissant·e·s d’Afrique de l’Ouest.
Nous proposons d’interroger les conséquences spécifiques de la racialisation, de la précarisation et de la vulnérabilisation de cette catégorie spécifique d’étranger·ère·s qui figure au bas de la hiérarchie politique et sociale.
Quelles sont en Tunisie les transformations actuelles des politiques et des pratiques de gestion et de contrôle des flux migratoires en provenance de l’Afrique de l’Ouest ? Quelles sont les répercussions de ces politiques sur les corps, les subjectivités et le quotidien des migrant·e·s ouest-africain·e·s ? Comment le racisme impacte-t-il le régime migratoire actuel en Tunisie, et comment est-il déployé pour le contrôle, l’illégalisation et la vulnérabilisation des migrant·e·s en Tunisie ?
La grille d’analyse de la migration dite « irrégulière » et de la gestion de la présence des migrant·e·s en situation d’ « illégalité » porte à la fois sur les politiques de discrimination et d’expression de violences contemporaines, et sur les formes de négociation et les « stratégies » de résistance possibles, individuelles et/ou collectives.
- Enquête ethnographique
Cette recherche se fonde principalement sur une ethnographie multisituée. L’enquête de terrain englobe trois villes considérées comme épicentres de la migration dite « irrégulière » : le Grand Tunis, Sfax et Médenine, sans pour autant exclure les autres villes ou gouvernorats qui nous permettent d’observer les stratégies de mobilité des migrant·e·s. Un intérêt majeur de cette recherche est de s’appuyer sur les rencontres avec des migrant·e·s d’Afrique de l’Ouest de statuts social ou juridique variés. Souvent considéré·e·s comme des personnes invisibles ou indésirables, et paradoxalement souvent survisibilisé·e·s médiatiquement, les migrant·e·s subsaharien·ne·s résidant en Tunisie prennent la parole dans cette enquête, qu’ils ou elles soient refugié·e·s, demandeur·euse·s d’asile, travailleurs et travailleuses, ou encore étudiant·e·s. Notre préoccupation centrale est de collecter les données à partir des expériences et du vécu de ces sujets. Diversifier les profils à partir du statut juridique nous semble pertinent sur les plans méthodologique et théorique, car cela apporte un éclairage sur la complexité des problématiques de migration, et permet la comparaison entre les expériences et les trajectoires. Dans un deuxième temps, nous interrogerons les différent·e·s intervenant·e·s concerné·e·s par la question migratoire : acteur·trice·s institutionnel·le·s, associatif·ve·s et militant·e·s. Ces rencontres visent également à mettre l’accent sur leurs types d’intervention, leurs comportements, leurs rôles ainsi que leurs lectures de la situation actuelle de la migration.
Étant donné la sensibilité du terrain, l’enquête combine deux principales approches : d’une part les entretiens approfondis et biographiques, qui s’inscrivent dans la durée, et d’autre part l’observation directe sur les lieux de travail, de rassemblement et de sociabilité des migrant·e·s dans les villes abordées par l’étude. En effet, nous nous intéressons aux trajectoires et aux conditions de déplacement et/ou de mobilité des sujets, à leurs conditions de vie et d’installation en Tunisie (en termes de logement, d’emploi, de sécurité, de socialisation, d’intégrité physique et/ou morale, et l’accès à l’enseignement etc.), et aux violences racistes vécues et/ou ressenties dans leurs parcours migratoires.
Nous considérons le témoignage des migrant·e·s comme un outil central de production de connaissances centrées sur la victime, son vécu et son point de vue. De fait, les témoignages ne constituent pas seulement des sources d’informations analytiques, ils sont également d’une grande utilité pour mieux comprendre les subjectivités et les expériences de violence du régime migratoire, des pratiques d’autoprotection et de solidarité.
- Supports artistiques complémentaires à la recherche
Comme mentionné plus haut, ce projet de recherche combine la production scientifique de connaissances sur les politiques migratoires, et des supports artisitiques dont l’objectif est d’intervenir sur la réalité sociale de migration. C’est à cette fin que nous mobilisons les techniques de l’anthropologie visuelle. La photographie nous permettra de mettre l’accent sur les illustrations de la vulnérabilité et des souffrances, perçues à travers des objets et des profils, pour retracer les expériences migratoires « indésirables ». De même, nous produisons un court-métrage qui retrace les trajectoires marquées par des violences racistes et sexistes. Un troisième support fera intervenir des récits, et prendra la forme d’un texte littéraire qui se fonde sur la restitution des récits collectés lors de l’enquête ethnographique ; ce support vise à raconter d’une autre façon les histoires des migrant·e·s, afin de sensibiliser et de lutter contre les stéréotypes négatifs liés à la figure du·de la migrant·e noir·e, et qui imprègnent souvent l’imaginaire collectif. Ce texte à valeur littéraire proposera un discours alternatif et constructif, déployé dans un langage simple et accessible au grand public. Il sera un support pédagogique précieux pour les enseignant·e·s et les animateur·trice·s des clubs culturels et artistiques pour enfants et adolescent·e·s.
En définitive, ce projet de recherche vise dans un premier temps à définir les concepts de racisme, de violence et discimination dans le contexte tunisien, en interrogeant la réalité sociale de la migration. Il participe à déconstruire un phénomène social complexe en analysant à la fois les politiques institutionnelles et les subjectivités politiques. Dans un deuxième temps, il a pour objectif d’apporter des réponses utiles et concrètes. Des « solutions » seront suggérées à partir de supports artistiques produits afin de sensibiliser les populations et les organisations décideurs aux répercussions du racisme et des violences dont les migrant·e·s font l’objet.