Vies étudiantes au cœur de la citoyenneté. Engagements et mouvements estudiantins au Maghreb au XXIe siècle

Layla Baamara

Docteure en science politique.
Chercheure MEAE à l’IRMC.
Chercheure associée au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS)/Sciences Po Aix ; au Laboratoire des dynamiques sociales (DYSOLAB)/Université de Rouen et à l’ERC « Drafting and Enacting the revolutions in the Arab Mediterranean (1950-­‐ 2011) » (DREAM).

Programme de recherche : « Vies étudiantes au cœur de la citoyenneté. Engagements et mouvements estudiantins au Maghreb au XXI e siècle »

Depuis plus de dix ans, je consacre mes recherches à la sociologie politique de l’engagement, du militantisme et des mobilisations, notamment chez les jeunes. Je suis spécialiste de l’Algérie, un pays dans lequel je mène régulièrement, depuis 2009, des enquêtes de terrain. Mes travaux ont porté sur des partis politiques de l’opposition, des comités de quartier, des élus, des jeunes membres d’associations, des mobilisations, des mouvements étudiants et des campagnes électorales. À chaque fois, j’adopte une approche relationnelle qui pense ensemble les contextes, les configurations d’acteurs et les parcours individuels.

Une thématique forte traverse l’ensemble de mes recherches : l’engagement et le rapport au politique des individus. Comprendre comment participer à la vie de la cité peut se faire en critiquant l’État – son omniprésence, son insuffisance ou son inefficacité – tout en travaillant avec ses agents, est une ambition de recherche qui me tient à cœur de poursuivre en ouvrant un nouveau chantier de recherche depuis la Tunisie.

Le programme de recherche « Vies étudiantes au cœur de la citoyenneté. Engagements et mouvements estudiantins au Maghreb au XXIe siècle » (démarré à l’IRMC en janvier 2022) vise à analyser les transformations politiques et sociales des sociétés maghrébines depuis les années 2000 au prisme des parcours et des mouvements étudiants. La période des années 1960 aux années 1980 est considérée comme l’âge d’or des syndicats étudiants et des mobilisations politiques dans les facultés.

En Tunisie et en Algérie, par exemple, les universités et les syndicats – l’UGET et l’UNEA alors seuls autorisés – ont été les principaux foyers de socialisation et de mobilisation formant des générations de leaders. Comme dans de nombreux États décolonisés, les universités ont occupé un rôle clé, voire d’avant-garde, dans la vie politique nationale et plus généralement dans le développement de ces pays.

Lieux de la formation des élites dirigeantes, les campus sont aussi, au temps des partis uniques, un espace politique de substitution pour les oppositions (gauchistes et islamistes). Objet incontournable, jusqu’aux années 1980 voire 1990, pour expliquer les recompositions politiques et sociales dans ces pays, les socialisations et les mobilisations étudiantes ont été moins étudiées par les sciences humaines et sociales sur la période très contemporaine.

Depuis 2011, une attention accrue a bien été portée aux jeunesses arabes, mais celle-ci n’a pas entraîné un regain d’intérêt particulier pour la question étudiante, alors même qu’elle apparaît centrale. Cela laisse à penser que les universités ne sont plus un lieu déterminant de socialisation politique.

Pourtant, les dirigeants et les opposants politiques actuels ont fait leurs classes dans les syndicats étudiants. Par exemple, les polarisations observables au sein du parlement tunisien entre islamistes d’Ennahda, anciens du RCD et panarabistes sont celles qui opposaient membres de l’UGET et de l’UGTE non légalisée à l’université dans les années 1990. Dans la région, les mobilisations étudiantes sont récurrentes. Dans des syndicats, des comités autonomes ou des coordinations ponctuelles, les étudiants et les étudiantes revendiquent l’amélioration de leurs conditions de vie et d’études et affirment leur droit de manifester.

Lors des mobilisations de 2011 comme lors des protestations les plus récentes, ils et elles occupent le devant de la scène protestataire. Les mobilisations de diplômés-chômeurs rappellent aussi le lien fort entre la question étudiante et l’engagement politique. Ces mouvements se caractérisent autant par leur potentiel contestataire – voire révolutionnaire – que par leur impact plus « ordinaire » sur les rapports au politique de la jeunesse et sur la citoyenneté en général.

Malgré la mainmise des pouvoirs politiques et administratifs sur les campus maghrébins, les universités demeurent cependant des espaces de libertés, de mobilités géographiques et sociales, et des lieux d’apprentissages de la vie publique et politique. Clubs scientifiques ou culturels, associations d’aide au renforcement des capacités des étudiants ou visant à promouvoir l’innovation et l’entrepreneuriat social, troupes de théâtre, ciné-clubs ou encore organisations de jeunesse affiliées à des partis au pouvoir sont autant d’organisations collectives au sein desquelles les étudiant·es apprennent et expérimentent des manières de participer à la vie publique.

En s’intéressant aux jeunesses étudiantes des années 2000 et 2010, ce programme de recherche entend saisir comment les socialisations et les sociabilités étudiantes façonnent la formation des rapports à l’État, au politique et au développement des citoyen·nes. L’hypothèse de départ est la suivante : les manières dont les étudiant·es prennent part à la vie de la « cité universitaire » ont des effets forts sur les modalités de leur appartenance à la cité comme espace politique, en dehors et au-delà de l’université. Pour le dire autrement, je postule que la socialisation étudiante est toujours au cœur de la formation des rapports au politique, des protestations qui ébranlent les pouvoirs politiques et des leaderships politiques.

Deux axes de recherche guident la réalisation de ce programme.

Le premier a pour objectif de comprendre comment les phénomènes de massification, de décentralisation et de privatisation de l’université jouent concrètement sur les quotidiens, les profils et les devenirs sociaux des étudiant·es et comment ces dernier·ères s’y adaptent. Concrètement, l’enquête consiste à explorer les vies étudiantes dans la diversité de leurs inscriptions sociales et territoriales en prêtant une attention particulière aux rapports de classe et de genre, aux mobilités et aux trajectoires professionnelles des individus.

Sur le terrain, il s’agit donc de s’intéresser non seulement aux campus, mais aussi aux lieux de vie et aux activités ordinaires des étudiant·es dans différentes régions. Les sites de l’enquête choisis tiennent compte de l’ancienneté de l’implantation de l’université, des types de filières d’enseignement et de structure de formation, et du rapport centre/périphérie.

En partenariat avec des collègues, je prévois de réaliser d’une part des observations sur les campus pour documenter les conditions de vie et d’études et les pratiques quotidiennes des étudiant·es. La collecte d’histoires orales, à travers des entretiens, permettra d’autre part de reconstruire des trajectoires biographiques étudiantes.

Enfin, au moyen d’une enquête quantitative s’appuyant sur la distribution de questionnaires et les archives des universités disponibles, nous pourrons créer une base de données prosopographiques permettant de tirer des exemples-types de parcours étudiants.

Le deuxième axe vise à saisir comment se forment les citoyennetés étudiantes et comment celles-ci façonnent les manières d’être et d’agir dans la cité au-delà du cadre universitaire. Pour ce faire, il s’agit d’explorer les parcours et pratiques d’engagement étudiant dans leur pluralité sans présumer de leur degré de politisation. En combinant méthode ethnographique, récits de vie et recherche documentaire et archivistique, l’enquête de terrain consiste à suivre des étudiant·es au quotidien et lors de temps « forts » de mobilisation, au sein et en dehors de l’espace universitaire.

Les entretiens biographiques permettront de connaître les dispositions des étudiant·es engagé·es et de renseigner aussi leurs perceptions, leur rapport au politique et leurs aspirations. Il s’agit enfin de rassembler et d’analyser les documents écrits, oraux, iconographiques et filmiques produits par, pour et/ou sur des étudiant·es engagé·es afin de questionner les mises en récits et en matérialités des luttes étudiantes comme vecteurs à la fois de mobilisation et de (trans)formation politique.

En documentant et en analysant ainsi les (trans)formations des étudiant·es qui travaillent depuis vingt ans les sociétés maghrébines, ce programme apportera un éclairage précieux sur les problématiques de développement liées à la jeunesse, à l’accès au savoir et à l’emploi.

Au-delà des pays du Maghreb, bien d’autres pays en développement sont marqués par des mutations profondes dans les espaces universitaires, notamment du fait de la mondialisation des réformes de l’enseignement supérieur.

Aussi, l’approche par le bas de la question étudiante défendue dans ce programme constitue une entrée heuristique pour comprendre les transformations des citoyennetés et des gouvernances à l’œuvre à l’échelle internationale.