Politiques des bibliothèques au Maghreb (XIXe-XXe siècle)

Augustin Jomier, Historien 

Programme de recherche: Politiques des bibliothèques au Maghreb (XIXe-XXe siècle)

Qu’est devenue à la période contemporaine la culture lettrée manuscrite maghrébine ? Alors que les historiens modernistes en ont montré l’importance du XVe au début du XIXe siècle, elle est presque totalement absente des travaux des historiens contemporanéistes, que ce soit comme thème de recherche ou comme source. Nombre de bibliothèques maghrébines des XIXe et XXe siècles se trouvent dans des collections publiques et privées, au Maghreb et en France, mais elles sont le plus souvent ignorées et l’histoire s’écrit davantage à partir de sources coloniales européennes, ou encore de sources arabes imprimées.

Pour répondre à cela, ce projet mené par Augustin Jomier propose une enquête sur le devenir des bibliothèques maghrébines – les collections de livres manuscrits arabes – du début du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Elle débute au seuil du XIXe siècle, avant la prise d’Alger en 1830, pour établir ce que fut la culture précoloniale du livre, et parce que le Maghreb contemporain ne peut se comprendre sans ses héritages ottomans. Elle prend fin dans les années 1950, car une nouvelle ère s’ouvre, à la fois politique avec le temps des décolonisations, et culturelle avec le développement d’une culture de masse, sur fonds d’intenses politiques d’alphabétisation. Il s’agit de montrer comment la culture lettrée, urbaine et rurale, a été dans l’intervalle rendue invisible – déplacée, détruite ou dévalorisée – par les violences coloniales, et par les transformations de la période contemporaine, notamment la diffusion de l’imprimé de langue arabe à partir des années 1880 et l’extension du champ d’action des États depuis les réformes ottomanes. L’invisibilisation d’une longue tradition manuscrite a, en retour, eu de profonds effets sur les sociétés du Maghreb : les élites lettrées ont à partir de la fin du XIXe siècle réinventé leur patrimoine, dans des allers-retours avec les savants orientalistes, et ceux du Proche-Orient ; la culture lettrée désormais imprimée s’est trouvée valorisée et distinguée d’autres expressions culturelles péjorées, vues comme populaires.

Vers un inventaire des déprédations coloniales

Une première étape du projet consiste en l’inventaire des destructions et des déplacements de bibliothèques, façon d’évaluer les ravages culturels provoqués par la conquête coloniale. Un inventaire des collections d’origine maghrébine présentes en France est en cours. Des cas emblématiques ressortent, comme la bibliothèque de l’émir Abdelkader, emportée par le duc d’Aumale après la prise de la Smala (1843) et déposée à Chantilly ; ou celle d’un cheikh kabyle, saisie au moment de l’expédition de Grande Kabylie en 1857, et conservée aux archives départementales de la Haute-Saône. Cet inventaire comprend aussi la bibliothèque du cheikh Muḥammad Amazyān al-Ḥaddād (1790-1873), cheikh de la Raḥmāniyya, une confrérie soufie, et l’un des meneurs de la révolte de Kabylie (1871), principale révolte contre le pouvoir colonial en Algérie avant la Guerre d’indépendance. En 1873, sa bibliothèque fut saisie et attribuée par le ministère de la Guerre à l’École des Langues Orientales.

À côté de cela, l’enquête porte aussi sur les collections présentes en Algérie, notamment les manuscrits de la Bibliothèque nationale d’Algérie, qui ont d’abord été réunis dans les années 1830-1850 à la Bibliothèque-musée d’Alger, sous la houlette d’Adrien Berbrugger (1801-1869). D’autres collections publiques ou privées se trouvent en Algérie, dont les origines sont coloniales : les collections des trois anciennes médersas de Constantine, Alger et Tlemcen, conservées dans des lycées ; la collection du musée d’Arts islamiques d’Alger, pour les publiques, mais aussi les collections de savants musulmans bibliophiles de la période coloniale.

Interroger la spécificité du cas algérien à l’aune de l’histoire tunisienne

Cet inventaire dressé, ce projet situe les déprédations culturelles en Algérie en les comparant avec le cas tunisien.

Ce dernier montre en effet la constitution par des autorités locales musulmanes de bibliothèques d’État. Dès la fin du XVIIIe siècle, dynastes et savants musulmans (oulémas) ont défini et garanti l’ordre du savoir, à travers la relation nouée entre la dynastie tunisienne des Husseinites (1705-1957) et la Grande mosquée de Tunis, la Zaytūna. À partir des années 1750, les beys font régulièrement don de livres à cette mosquée, jusqu’à y instituer une bibliothèque en 1840, un épisode que relate le chroniqueur Aḥmad Ibn Abī al-Ḍiāf (m. 1874). En 1875, le Grand vizir de la province de Tunis et figure emblématique des réformes ottomanes, Khayr al-dīn (1923-1890), dote cette bibliothèque d’un local propre, d’un catalogue imprimé et d’un règlement, destinés à faire rayonner les savoirs sur la province – épisode narré par le juriste Bayram V (m. 1889). À travers ces épisodes, c’est la notion même de bibliothèque qui évolue, de la khizāna (coffre à livres mobile) à la maktaba, institution régulée, dotée de rayonnages, de tables et de chaises, attribut d’une modernité à conquérir. Par l’intervention croissante dans la définition, l’ordre, et la diffusion des savoirs, l’État se construit et se légitime au Maghreb, de la même façon qu’il le fait par l’instauration d’Archives nationales.

Dans les deux cas algérien et tunisien, une autre mutation a pesé sur les collections de manuscrits et les constitutions de bibliothèques : le démantèlement des fondations pieuses (waqf) sur lesquelles reposaient bien des institutions du Maghreb moderne, notamment les bibliothèques. Entamées dans l’Algérie coloniale dès les années 1830 – où elle fut souvent un simple démantèlement – la réforme de ces fondations pieuses et leur étatisation commencent en Tunisie dans les années 1870. La transformation de ce dispositif juridique a eu une influence immense dans le domaine culturel, puisque les waqf finançaient des mosquées, des écoles et internats (madrasa), et directement des bibliothèques. Leur réforme en Tunisie a produit des archives, qui permettent de mener cette enquête à bien.

Une dernière direction de recherche met en perspective la destruction coloniale des bibliothèques en interrogeant le rôle joué par le développement de l’imprimé de langue arabe dans la dévalorisation – ou plutôt la reconfiguration – de la culture manuscrite au Maghreb. Le développement de l’imprimé de langue arabe en Tunisie à partir des années 1860, et ailleurs au Maghreb à partir des années 1880 change en effet le rapport au livre manuscrit, qui est dès lors perçu comme caduque et couteux, mais dont l’usage perdure jusqu’au milieu du XXe siècle, au côté des imprimés et qui fait parallèlement l’objet d’une patrimonialisation.