Camille Cassarini
Docteur en géographie, Chercheur MEAE IRMC
Chercheur associé ERC Solroutes – Université de Gênes ; Laboratoire Population Environnement et Développement (IRD-AMU) ; Institut Convergences Migrations – Policy
Programme de recherche : Mobilités, réseaux et urbanités africaines au Maghreb
Depuis 2015, mes activités de recherche portent sur la fabrique et le contrôle des mobilités africaines au Maghreb. Mon travail de thèse, basé sur des enquêtes de terrains menées en Tunisie et en Côte d’Ivoire, s’est inscrit au croisement de la géographie politique des mobilités et de la géographie du développement, autour d’une double perspective.
La première a restitué la construction de plusieurs filières et réseaux migratoires entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire depuis le début des années 2000. Elle a ainsi montré la manière dont plusieurs espaces, urbains et sociaux, étaient mis en lien par ces réseaux de mobilités, contribuaient à leur développement et ont favorisé l’émergence de figures entrepreneuriales du champ migratoire. La seconde a montré comment ces configurations migratoires s’articulaient, d’un point de vue relationnel, aux acteurs contemporains et internationaux du contrôle des migrations.
L’articulation de ces deux perspectives m’a ainsi permis de dépasser les oppositions théoriques classiques construites entre acteurs de la mobilité et du contrôle, en montrant, au contraire, que ces deux catégories faisaient l’objet d’un ensemble de tensions à la fois statutaires, sociales et politiques, les plaçant plutôt dans un continuum où se jouent et se déjouent des relations de pouvoir. Tout en contribuant à une meilleure connaissance des mobilités ivoiriennes et plus largement africaines en Tunisie ainsi qu’à la fabrique des frontières en Méditerranée, mon travail de thèse a permis de poser les jalons d’un questionnement théorique autour de la dialectique entre mobilité et immobilité.
Le programme de recherche « Mobilités, réseaux et urbanités africaines au Maghreb » constitue à la fois le prolongement de ce questionnement, à partir de nouveaux terrains, et son extension, à de nouveaux objets. Au sein de l’IRMC, je souhaite contribuer au développement de deux axes de recherches structurants. Le premier concerne la Tunisie et entend questionner les formes d’ancrages, de circulations et de changement social liés aux mobilités africaines dans le pays. Le second concerne le Sahara algérien et cherche à y questionner les changements urbains et sociaux liés aux routes migratoires intra-africaines et aux différentes formes de ressources qui s’y trouvent.
Axe 1 : Migrations intra-africaines et changement social dans la Tunisie contemporaine
Cet axe de recherche souhaite inviter à une évolution du regard sur les mobilités africaines et leurs modalités d’ancrage au territoire tunisien. Loin du registre de la « crise migratoire » et de la « poussée migratoire vers l’Europe », il propose d’explorer l’immigration subsaharienne en Tunisie dans une perspective africaine en adoptant comme postulat l’idée que les mobilités africaines dans le pays résultent de formes d’intégrations régionales et continentales. Il s’agit donc de ne pas seulement concevoir la Tunisie comme un « espace frontière » pour l’Europe, mais aussi comme un espace enchâssé aux dynamiques sociospatiales à l’œuvre sur le continent africain. Plus précisément, ce projet de recherche entend investiguer ces dynamiques migratoires au travers de trois principales entrées.
La première est celle des circulations migratoires. En effet, la Tunisie, loin d’entre seulement un espace d’immobilité́ pour les personnes subsahariennes, est aussi et surtout un espace de circulations pour de multiples catégories d’individus. Entrepreneurs, petits commerçants, colporteurs, acteurs religieux ou étudiants façonnent entre la Tunisie et leurs espaces d’origines de fortes dynamiques relationnelles, entrainant les mobilités des autres et contribuant à installer, dans les imaginaires migratoires, la Tunisie comme « nouvelle destination ». Ces formes de circulations participent de l’établissement de réseaux migratoires multiples et particulièrement dynamiques. Par ces personnes, l’espace tunisien est mis aux prises avec de multiples espaces africains, autour de logiques sociales parfois insoupçonnées. Ce premier axe cherchera à investiguer, par un travail empirique, les modes de fonctionnement de ces espaces et à mettre en lumière, les formes de mondialisations discrètes dans lesquelles la Tunisie est aujourd’hui impliquée, par ces mobilités.
La seconde entrée est celle des transformations sociospatiales qu’entrainent ces formes de mobilités sur les espaces urbains. En effet, ces circulations migratoires ont pour caractéristiques de s’ancrer de manière multiple aux espaces urbains tunisiens. Dans plusieurs villes, les mobilités subsahariennes commencent à gagner en visibilité́, par le phénomène locatif ou commercial. À une autre échelle, ces mobilités entrainent de nouvelles pratiques sociales de la ville et fabriquent de nouvelles formes d’urbanités. On y observe de nouveaux espaces récréatifs et l’émergence d’une industrie de la nuit, encore largement informelle, mais qui tend à s’imposer à des personnes non subsahariennes. Ces mobilités ont aussi contribué́ à l’émergence de nouveaux espaces commerciaux, parfois situés dans les marchés populaires, mais aussi dans des espaces plus formels et visibles. Plus largement, cet axe cherchera à investiguer l’émergence d’une industrie de l’africanité́ en Tunisie et ses répercussions socio-urbaines.
Enfin, la troisième entrée que ce projet de recherche souhaite investir est celle des dynamiques associatives liées à la présence subsaharienne. Une des caractéristiques de ces mobilités est qu’elles s’accompagnent de l’émergence d’un tissu associatif dense et très dynamique. Ce tissu est composé d’associations étudiantes, mais aussi d’organisations religieuses et d’associations de travailleurs, souvent informelles et créées, pour l’essentiel, dans la seconde moitié́ des années 2010. Ces structures sont parties prenantes, de manière multiple, à la société́ civile tunisienne et de ses revendications, notamment dans le domaine du droit au travail. Ce dernier axe cherchera à produire une réflexion nouvelle autour de ces dynamiques associatives et des enjeux sociopolitiques qu’elles soulèvent dans le contexte postrévolutionnaire.
Axe 2 : Urbanités, mobilités et changement social au Sahara Algérien
Cet axe de recherche, tout en s’inscrivant dans le prolongement de questionnements jusqu’ici posés en Tunisie, souhaite porter un regard nouveau sur les dynamiques du changement social au Sahara, à partir de l’Algérie. Il sera fondé autour de l’analyse des territoires urbains au Sahara algérien. Ces villes (Ouargla, El Oued, Ghardaïa, Tamanrasset, Djanet…), vitrines de la nationalisation du Sahara et de la position que l’État souhaite y occuper, ont la particularité de concentrer de nombreuses fonctions, à la fois étatiques et sécuritaires, mais aussi commerciales, migratoires et agricoles. Ces différentes fonctions et leurs rapports à l’espace saharien régional en font des points d’entrée particulièrement féconds pour comprendre les dynamiques du changement social dans la région.
Plus largement, cet axe de recherche entend comprendre comment les mobilités subsahariennes (à la fois régionales et internationales) s’ancrent et s’intègrent à ces territoires à l’aune, d’une part de leurs parcours dans l’espace saharo-sahélien, de leur longue histoire au Sahara central, mais aussi au regard du contexte de criminalisation des mobilités dans la région. Dans un même mouvement, il s’agira de s’intéresser aux réseaux commerciaux et entrepreneuriaux qui intègrent l’espace saharien algérien au reste de l’Afrique du Nord, en s’intéressant particulièrement aux lieux qui maillent ces formes d’intégration. Enfin, cet axe souhaite s’intéresser aux acteurs de l’économie extractive mettant en tension les catégories classiques de la mobilité à partir de leurs connaissances des routes et des lieux entre et à travers les frontières. Ce projet se déclinera également autour de deux principales entrées.
La première concerne le Sahara en tant qu’espace de circulation. Si l’on sait que le Sahara algérien est un espace clé pour certaines personnes voulant rejoindre l’Afrique du Nord, peu de travaux font état des logiques sociospatiales actuelles de ces mobilités et des formes de territorialités qu’elles produisent. Pourtant, certaines données laissent penser qu’au temps du transit, qui a longtemps caractérisé les migrations au Sahara, a succédé celui de l’installation et de l’ancrage. D’ancrages discrets, situés dans les interstices urbains, ces figures ont investi les périphéries puis les centres-villes des agglomérations sahariennes. Si certains et certaines choisissent de poursuivre vers le Nord et la Méditerranée, un nombre conséquent choisit de rester et de s’ancrer, servant de point de fixation aux mobilités des autres. Ainsi, les mobilités « de transit » au Sahara algérien renvoient également à immobilités, pas nécessairement subies, mais parfois choisies en fonction de nouvelles formes de ressources présentes sur les routes migratoires. Parmi ces ressources, l’orpaillage apparait, dans l’ensemble du Sahara central, comme une nouvelle forme d’opportunité économique pour ces personnes. Si l’on sait qu’il existe de nombreux filons d’or en Algérie, beaucoup de spécialistes s’accordent à dire que la grande majorité de ces filons ne peut faire l’objet d’une exploitation industrielle. Ainsi, l’orpaillage informel dessine une géographie différente des mobilités africaines et reconfigure nombre de trajectoires migratoires.
La seconde concerne les dynamiques du changement urbain au Sahara algérien. En effet, dans cet espace, l’organisation des villes, à la fois à l’échelle infra-urbaine, mais aussi aux échelles régionales, permet de lire avec une certaine acuité la manière dont le territoire de l’État encadre, maille et structure les territoires des réseaux. L’exemple du Sahara algérien est d’autant plus intéressant qu’il renvoie d’abord à une forte hétérogénéité urbaine et à des fonctions qui diffèrent les unes des autres, autant sur le plan politique, sécuritaire que commercial. Cependant, dans le contexte d’un Sahara connecté, toutes ces fonctions s’articulent à de nouveaux usages et aux réseaux (commerciaux ou migratoires) qui s’y accrochent et s’y ancrent. L’agencement de lieux marquant la présence de l’État à d’autres, commerciaux ou migratoires, fait des villes algériennes du Sahara des espaces où s’expérimentent des formes concrètes de cosmopolitisme, à la fois politique, mais aussi identitaire. Ces nouvelles (ou anciennes) présences transforment les villes et participent à la fabrique de nouvelles formes d’urbanités sahariennes. Cet axe souhaite donc interroger les transformations contemporaines des villes dans la région à l’aune des dynamiques migratoires qu’y s’y ancrent et s’y développent.