Gestion locale des migrations en Tunisie

Betty Rouland et Marouen Taleb

Programme de recherche : « Gestion locale des migrations en Tunisie »

Chercheurs académiciens et agences de développement : quand les objectifs concordent

Le programme de recherche « Gestion locale des migrations en Tunisie (GLM) » financé par l’AFD met en étroite collaboration experts techniques et chercheurs académiciens. Ce projet vise non seulement à produire et collecter des données territorialisées innovantes sur la question du développement et des migrations, mais aussi à évaluer l’efficacité des champs d’action développés par les institutions publiques tunisiennes et internationales. Il offre ainsi l’opportunité d’initier un partenariat inédit entre universitaires et agences de développement. Tandis que les institutions travaillant sur les questions migratoires visent l’opérationnalité des projets liés au développement, la composante scientifique du projet, hébergée par l’IRMC, permet de se concentrer sur les enjeux spécifiques au développement et à la migration au niveau de trois communes : Aïn Draham (nord), Sbeïtla (centre) et Béni Khedache (sud).

Le travail de contextualisation sert ainsi les deux composantes du programme de recherche, l’une opérationnelle se traduisant par un appui scientifique continu fourni aux équipes partenaires de l’AFD, la seconde relevant d’un cheminement plus académique. Il s’agit d’identifier, au moyen d’une enquête de terrain, les liens entre l’employabilité et la mobilité des jeunes, ainsi que la manière dont les pouvoirs locaux appréhendent la question du développement territorial.

En complément des aspects liés à la migration et au développement, la recherche sur l’ancrage/désencrage territorial des jeunes a pour ambition de rompre avec la construction socio-économique classique liant ces deux aspects, en apportant un éclairage systémique sur les facteurs de la mobilité. En effet, la question migratoire en Tunisie est largement corrélée à celle du chômage par les instances internationales et les pouvoirs publics tunisiens, surtout après la révolution. Dans cette perspective, le projet « GLM » innove par sa nature et par ses objectifs, en mettant en relief la nécessité de disposer de données fiables, contextuelles et territorialisées, nécessaires à l’élaboration, la mise en œuvre et au suivi de la stratégie migratoire par les pouvoirs publics et les agences de développement.

Les « jeunes » : échelon ultime ou dernier maillon de la chaîne de développement ?

Dans cette perspective, l’intérêt est porté aux « jeunes » en tant qu’objet scientifique à déconstruire. S’intéresser aux jeunes, qui sont le moteur de cette migration, revient à saisir au plus près leurs conditions de vie, leurs représentations sociales, leurs préoccupations et leurs attentes vis-à-vis de la société et de l’État. En effet, les politiques publiques au niveau central omettent généralement le caractère pluriel des besoins des jeunes, le limitant à l’emploi. Au niveau local, tout est à (re)faire pour mobiliser et « ancrer » les jeunes dans leurs territoires et leurs communautés.

Dans cette optique, une recherche a été organisée dans le but d’offrir un point de vue sur les jeunes autre que celui des pouvoirs publics, qui ne les pense qu’au travers des questions de chômage et/ou de migration, lorsqu’ils sont issus des villes de l’intérieur. Il s’agit de restituer la complexité de leur vie sociale en leur donnant l’occasion de se présenter, mais également de définir eux-mêmes le projet migratoire auquel ils aspirent, par rapport aux tensions et contraintes liées à leurs territoires, qu’elles soient sociétales, économiques ou institutionnelles. Cette opération de recherche a été initiée par la production d’un rapport méthodologique qui pose le cadre conceptuel et théorique ainsi que la méthodologie à adopter.

Un questionnaire à l’attention des 18-35 ans a été élaboré. Il rassemble cinq grandes sections : les caractéristiques socio-économiques de l’enquêté, la perception de l’emploi et du développement, le contexte migratoire, la territorialité et l’engagement politique et associatif.

Un atelier de lancement organisé à l’IRMC le 13 juillet 2020 a réuni les enquêteurs afin de les initier au questionnaire et revoir certains aspects liés aux spécificités du langage dans les diverses régions où se déroulera l’enquête (pour ce faire, le questionnaire a été traduit en dialecte tunisien). La particularité de cette opération a consisté à associer à un noyau (core team) formé de quatre jeunes doctorants de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis (géographie, sociologie, linguistique), des enquêteurs locaux issus de la société civile.

Les équipes se sont ensuite déployées tant dans les villes et chefs-lieux de commune que dans les zones rurales environnantes. L’importance de ces zones rurales est intrinsèquement liée à la nécessité d’entrer en contact les femmes et de leur soumettre le questionnaire. L’impératif de représentativité de l’échantillon s’est confronté au conservatisme inhérent à ce milieu au sein duquel les femmes, contrairement aux hommes, sortent rarement sans raison à l’extérieur du foyer. Cela nous a enjoints à multiplier le nombre et la fréquence de déploiement des enquêtrices, plus à même d’administrer les questionnaires aux femmes au sein même de leur foyers.

Enquêter dans les régions de l’intérieur : quand les soucis logistiques éclairent la recherche

Cette approche, novatrice dans le contexte de déconfinement et compte tenu des contraintes de terrain, a permis de soumettre le questionnaire à 1 004 jeunes hommes et femmes sur une période allant du 20 juillet au 20 septembre 2020. Il est nécessaire de rappeler que les communes servant de support à cette recherche se situent dans des zones frontalières de la Tunisie de l’intérieur. Par conséquent, il a fallu obtenir des autorisations pour pouvoir interroger les jeunes au sein des espaces publics, qu’ils soient urbains ou ruraux.

L’imbrication de notre recherche à une composante opérationnelle d’un programme de coopération internationale associant les communes n’a pas été suffisante pour nous garantir l’accès aux territoires mais également aux populations qui y résident. En ce qui concerne les espaces frontaliers, ce sont les aspects sécuritaires qui ont primé sur les autres considérations. Nous avons donc été orientés vers l’institution du gouvernorat, siège du pouvoir politique et de la puissance publique.

Bien que, depuis 2011, les projets de coopération internationale et les programmes de recherche aient contribué à familiariser les pouvoirs régionaux avec ce type d’enquête, le contexte géographique et l’optique des no man’s lands caractéristiques des espaces reculés d’Aïn Draham, de Sbeïtla et de Béni Khedache, rendent nécessaire une justification plus rigoureuse du travail d’enquête auprès des autorités régionales. La justification semble également être exigée par un souci de préservation de l’ordre social – à moins qu’elle ne soit un vestige d’anciennes pratiques autoritaires ante-2011 ? –, mission que le pouvoir régional s’accapare en s’assurant que les objectifs de notre enquête ne servent pas une idéologie ou un parti politiques.

La « mise à l’écart » des structures élues locales révèle ainsi le faible poids de la commune dans le processus d’accès et de collecte de l’information socio-économique, mais également dans la maîtrise de son propre « nouveau » territoire communal. La délivrance d’autorisation d’enquêter et de « laissez-passer » par les services du gouvernorat a permis d’accéder à des noyaux ruraux frontaliers au territoire algérien (Aïn Draham), à des groupements d’habitations localisées au sein d’une ferme d’État (Sbeïtla) ou encore à proximité d’une zone militaire fermée (Sbeïtla et Béni Khedache).

La recherche scientifique au service de la compréhension puis du développement des territoires

Les données collectées serviront, dans un premier temps, à construire une typologie des jeunes des villes de l’intérieur au moyen de la statistique exploratoire avancée. Quelles méthodes pour quels résultats ? Parmi les types prédéfinis, seront identifiés les profils territorialement « stables » et ceux « instables », propres à envisager un projet migratoire. De même, plusieurs pistes d’analyse sont en cours d’exploration, parmi lesquelles figurent :
– la dimension « genre » pour l’accès à l’emploi et les clivages urbains/ruraux dans la perception du travail ;
– les rapports entre les jeunes et la société civile (analyse pré- et post-Covid-19) ;
– les niveaux de participation et de conscience citoyenne des jeunes et leur rapport à l’autorité (élue et nommée) locale ;
– les conflits territoriaux et la transmission intergénérationnelle des héritages socio-culturels en matière d’accès aux ressources : forêts d’Aïn Draham, terres domaniales de Sbeïtla et segmentation tribale de l’espace à Béni Khedache ;
– la place de la frontière et de l’informel comme alternative pour la stabilisation des jeunes : les rapports et perceptions du rôle économique de la frontière varient grandement d’un terrain à l’autre ;
– la dimension migratoire : liens des jeunes avec la diaspora, perception des jeunes vis-à-vis des Tunisiens résidant à l’étranger, positions et perspectives des jeunes concernant la migration, etc.

Les résultats obtenus permettront de mieux comprendre les interrelations existant entre les jeunes et leurs territoires respectifs. Ainsi, comprendre les attentes des jeunes et leurs capacités propres devrait permettre de mieux adapter les actions de développement local émanant de programmes internationaux ou de politiques publiques nationales, et de leur offrir sinon une alternative à la migration, du moins des options de retour qui seraient plus attractives. La recherche sur l’imbrication entre migration et développement implique nécessairement une mise en concordance entre la recherche et l’action.

Les « affinités institutionnelles » entre l’IRMC, en tant que centre de recherche, et l’AFD intégrant un pôle « recherche-action » dans le cadre du projet “Progress Migration/GLM” permettent une complémentarité entre bailleurs du développement et chercheurs. Ce type de partenariat vise à innover en amont des opérationnalisations possibles de la coopération internationale, c’est-à-dire en saisissant, d’une manière plus fine, les enjeux locaux.