Environnement, déchets et économies de recyclage dans le Maghreb contemporain

Jamie Furniss

Anthropologue.
Chercheur MEAE à l’IRMC.
Enseignant-chercheur à l’Université d’Edimbourg.

Programme de recherche : « Environnement, déchets et économies de recyclage dans le Maghreb contemporain »

« Lecturer » (Maître de conférences) en anthropologie à l’Université d’Edimbourg, j’ai rejoint l’IRMC en mai 2019. Depuis ma thèse en développement international qui abordait les conceptions du « développement » et les pratiques de sa mise en œuvre à travers le cas des ramasseurs-recycleurs de déchets informels au Caire, mes recherches portent principalement sur les questions de développement, d’environnement et d’économie, abordées par l’entrée thématique des déchets. J’étudie, principalement sur le terrain égyptien, les représentations, les pratiques et les circulations transnationales des déchets depuis 10 ans.

Persuadé de l’importance concrète ainsi que de l’intérêt disciplinaire du sujet de l’environnement, et en particulier des déchets et du recyclage, au Maghreb, mon objectif pour les années à venir est d’ouvrir un nouveau chantier de recherche, à partir de la Tunisie, sur le sujet suivant : « Environnement, déchets et économies de recyclage dans le Maghreb contemporain ». Les déchets fournissent une entrée concrète pour étudier comment la crise écologique contemporaine est vécue dans la région du Maghreb et la manière dont la région s’inscrit dans cette problématique actuellement au premier plan de l’agenda international. La pertinence des déchets ne se limite pas aux enjeux écologiques, car ils constituent également une porte d’entrée pour aborder les questions économiques, politiques et sociales qu’ils donnent à voir.

Mon projet se décline en deux principaux axes, dont le premier consiste en des enquêtes ethnographiques sur les filières de recyclage.

L’économie circulaire qui existait déjà

Afin de circonscrire le terrain et de poser un chantier réalisable, mon objectif ici est de retracer une ou éventuellement deux filière(s) de recyclage afin de mettre en lumière leurs lieux, acteurs et techniques. Les facteurs qui contribuent à l’émergence et à la structuration d’une « filière » (« suite de personnes en rapport les unes avec les autres, servant d’intermédiaires à une activité ») sont en soi intéressants et complexes, ils mériteraient de faire l’objet d’une réflexion plus ample. Par exemple, faut-il considérer que les déchets ménagers constituent une filière et les déchets industriels une autre ? Faut-il considérer que les déchets traités par le secteur public, le secteur privé sous contrat de délégation et le secteur privé dit « informel » constituent trois filières différentes ?

Ma préconisation est de définir les filières en fonction des matières, en distinguant la filière du plastique, celle du métal, celle des fripes, etc. Je fais ce choix pour plusieurs raisons. Premièrement, il s’agit d’une définition ethnographique, c’est-à-dire qu’elle correspond à l’expérience du métier des recycleurs plutôt qu’un système ou une théorie. Deuxièmement, l’un des partis pris du projet est d’étudier l’« économie circulaire qui existait déjà ».

Cette décision se justifie, sur le plan disciplinaire, par le fait que l’étude des « économies circulaires réellement existantes » permet d’apporter des éléments de réponse à une question économique et écologique primordiale, à savoir : sous quelles conditions une circularité des matières et des ressources est-elle possible ? L’étude de ces « success-stories » permet également de problématiser l’idée que les pays des « Suds » suffoquent sous les immondices et les détritus, alors que les pays de la rive « nord » de la Méditerranée auraient réglé le problème à travers une maîtrise technicienne des déchets.

Un grand nombre des acteurs les plus innovants de ce qu’on peut appeler l’économie circulaire n’a pas attendu la création de cette étiquette pour se lancer. Ces recherches permettent en même temps de critiquer la notion d’économie circulaire, car il ne suffit pas de l’« inventer » ou de la nommer pour la créer. Il existe des contraintes géographiques, politiques, économiques et matérielles qui rendent possible ou impossible la circularité des matières dans des conjonctures précises.

La ferraille et le plastique semblent être les meilleurs choix dans ce contexte. Malheureusement, le verre et le carton (pour prendre deux autres exemples de matières très répandues) ne semblent pas avoir donné naissance, en Tunisie, à des « économies circulaires » extrêmement développées. Les déchets de démolition constituent de toute évidence un problème de politique publique majeur en Tunisie car ceux-ci ne sont presque jamais déposés dans les décharges. Le manque de circularité au sein de ces filières incite à les retirer de mon enquête, sans nier l’importance du problème. La fripe est un sujet de très grand intérêt en Tunisie, et fait l’objet d’enquêtes de la part d’autres chercheurs. Si elle permet, entre autres, de donner à voir l’interconnexion des flux mondiaux liés à la consommation, elle ne touche à mon sens qu’indirectement à la crise écologique, que je souhaite mettre au cœur de mon projet.

Ma manière de concevoir les filières dans le cadre de ce projet met donc au premier plan la « matérialité » des déchets. Celle-ci détermine leur recyclabilité à travers des facteurs comme les prix au kilo (et donc l’incitation économique à les recycler), les procédés techniques nécessaires (tri, lavage, fonte, etc.) et les cadres réglementaires spécifiques (e.g. monopole d’État sur l’achat de la ferraille). La discipline anthropologique envisage souvent la réalité comme une construction sociale malléable, sans essence ou noyau irréductible. Cette épistémologie reste importante dans le deuxième axe de mon projet orienté vers le déchiffrage des comportements, par exemple à travers l’étude des conceptions de catégories comme « environnement » ou « pollution ». Mais je suis persuadé que les caractères objectifs, tangibles et incontestables de différentes substances sont un facteur prépondérant pour le recyclage. L’épreuve du terrain le confirme puisque les économies de recyclage sont presque toujours structurées autour des matières et l’action la plus centrale pour le recyclage est la séparation selon le type de matière.

Quel « type » de problème constituent les déchets ?

Le deuxième axe de mon programme s’adresse à la spécificité, la variabilité socioculturelle et historique des catégories d’« environnement » et de « pollution », autour desquelles les communautés internationales cherchent actuellement à se mobiliser. Le caractère « environnemental » de la crise des déchets doit être, à mon sens, une question empirique plutôt qu’un acquis conceptuel. Mon postulat, autrement dit, est que les catégories d’« environnement » et de « pollution » ainsi que les « imaginaires environnementaux » s’emboîtent dans des registres éthiques, moraux, esthétiques et politiques spécifiques au contexte.

M’abstenant de réflexions sur le fait que le pays est « sale » en raison de la « mentalité » des Tunisiens et le manque de conscience environnementale, je considère qu’il est nécessaire dans cet axe du projet d’adopter une posture relativiste à l’égard à la fois du caractère du problème posé par les déchets et des éventuelles nuances qualitatives du concept d’environnement.

Les accumulations de déchets dans l’espace public et les plastiques le long du littoral en Tunisie sont une réalité indéniable, mais comment cette réalité est-elle comprise par les Tunisiens ? Il peut être utile de se rappeler dans ce contexte que si les déchets ont toujours posé problème (sanitaire à l’époque de la théorie miasmatique, de rareté des ressources, etc.), les sociétés euro-américaines ne les conçoivent pas comme un problème environnemental avant les années 1970. J’espère donc pouvoir trouver d’autres sources, par exemple dans les manuels scolaires de géographie et d’éducation civique notamment, dans les archives autour de la création du ministère de l’Environnement tunisien, ou dans le syllabus obligatoire sur les « droits de l’Homme » durant l’époque de Ben Ali.