Décentralisation et gouvernance locale en Tunisie

Hend Ben Othman

Docteure en urbanisme.

Chercheure à l’IRMC, en détachement de l’Institut supérieur des technologies de l’environnement, de l’urbanisme et du bâtiment, Université de Carthage.

Programme de recherche : « Décentralisation et gouvernance locale en Tunisie : vers un renouvellement des modalités de l’action publique territoriale ? »

Ce programme de recherche, transdisciplinaire aux SHS, s’intéresse aux réformes politiques entreprises par la Tunisie depuis 2011 et, plus particulièrement, à la mise en œuvre de la décentralisation. Il interroge le renouvellement des modalités de l’action publique à l’aune de la reconfiguration des rapports de pouvoir (et de force) entre l’État, les services déconcentrés et les acteurs locaux. Son objectif est de mettre l’accent sur les transformations en cours à différentes échelles (nationale, régionale, locale) visibles à travers divers prismes d’analyse, tout en les mettant en perspective avec les expériences d’autres pays du Maghreb et de la rive nord de la Méditerranée. Ce programme sera mené à l’IRMC, par Hend Ben Othman, chercheure en urbanisme et aménagement sur la Tunisie. Il permettra également d’associer d’autres chercheurs, travaillant sur cette problématique et qui l’appréhendent à travers différentes focales et disciplines. Le but est d’élargir les perspectives de recherche, de confronter les terrains, les méthodologies et les concepts mobilisés pour aboutir à des analyses comparées à l’échelle du Maghreb.

Contexte et problématique de la recherche

La réforme liée à la décentralisation est intervenue dans un contexte de transition politique, en 2011, et a été présentée, dans les discours politiques, comme une réforme nécessaire garantissant une démocratisation de la gouvernance locale et permettant d’assurer un accès équitable des citoyens aux ressources et aux services urbains. Elle a constitué un objectif partagé par la majorité des forces politiques en lice pour l’Assemblée nationale constituante en 2011, quelques mois après la révolution. La rédaction de la Constitution en 2014 a ensuite été marquée par un consensus sur le chapitre VII dédié à la décentralisation et baptisé « Pouvoir local », consacrant la démocratie locale participative comme mode de gouvernement en dotant les collectivités locales d’une autonomie financière, et surtout, décisionnelle.

La décentralisation a ainsi été appréhendée, au départ, comme corollaire du processus de démocratisation du pays, instituant, à l’échelle locale, les principes de partage des pouvoirs entre acteurs centraux et décentralisés. Elle est également envisagée comme un moyen permettant d’assurer plus de proximité, d’équité socio-spatiale et de participation dans la gestion des affaires locales. Fondée sur le principe de l’autonomie des collectivités locales, cette réforme promeut le pouvoir local et le libère de la tutelle des acteurs centraux et déconcentrés, en lui transférant de nouvelles compétences et en définissant un nouveau cadre de coopération et de partenariat entre les communes et les instances déconcentrées de l’État.

Le Code des Collectivités Locales (CCL), promulgué en mai 2018, a constitué une étape importante dans l’ancrage du processus de décentralisation, engendrant un bouleversement des rapports de force, dans un État à tradition fortement centralisatrice. Ce code prône le principe de l’autonomie et de la libre administration des communes dans la gestion de leur territoire avec un contrôle a posteriori de leurs actions.

Le CCL a ainsi prévu le transfert de certaines compétences de l’État aux collectivités locales, qui jouissent ainsi désormais (1) de compétences propres, (2) de compétences qu’elles exercent conjointement avec l’autorité centrale (et ses représentations) et (3) de compétences qui leur sont transférées et ce conformément au principe de subsidiarité, garantissant ainsi la proximité et l’efficacité de l’action. Ce cadre juridique fait des communes les principales actrices institutionnelles à l’échelle locale, avec pour mission la gestion du territoire communal, et donc de l’accès aux services et aux équipements, avec pour prérogatives l’aménagement urbain et le développement économique local.

Axe 1 : Une redéfinition du rôle de l’État et une reconfiguration des rapports de pouvoir

Ce contexte de mutation invite à interroger le « nouveau » rôle de l’État ainsi que ses rapports avec les acteurs décentralisés en s’intéressant aux négociations autour de la mise en place du processus de décentralisation et des compromis qui l’ont accompagné. En effet, la levée partielle de la tutelle du pouvoir administratif central envers l’autorité locale prônée par le CCL a été largement critiquée au motif qu’elle fragilise l’unité et l’intégrité de l’État. Des négociations ont été nécessaires afin de promulguer ce code dans sa version finale, après dix-sept versions jugées insatisfaisantes par les différents ministères et instances nationales consultés. Quelles logiques ont donc concouru à la mise en place des réformes liées à la décentralisation ? Quels sont leurs effets sur les reconfigurations entre les échelles de pouvoir et leurs articulations ? À quelles résistances ce transfert de compétences du central vers le local fait-il face ? Quels sont donc les acteurs qui s’opposent à cette réforme ?

Cette recherche propose d’analyser la transformation de l’État et le redéploiement de son rôle au profit des collectivités locales, de la société civile et des acteurs privés. Un État fortement centralisé, autoritaire et interventionniste cède-t-il la place à un État régulateur qui laisserait davantage son opérationnalisation et son financement aux acteurs locaux publics et privés ? Il conviendra de se demander selon quelles modalités de gouvernance, et à quelles conditions, l’État peut se désengager de la planification urbaine, des stratégies de développement métropolitain, de la gestion courante des populations et des espaces urbanisés.

Axe 2 : La dimension territoriale de la décentralisation : vers un renouvellement des paradigmes de l’action publique

La réforme de la décentralisation a pour objectif de permettre aux collectivités locales de devenir de véritables moteurs de développement et d’acquérir le potentiel d’équilibrer progressivement la demande et l’offre en termes de services collectifs locaux ainsi que de mener des projets de développement territorial.
Le territoire constitue le support de l’action publique. C’est pour cette raison que cette recherche s’intéresse également à la dimension territoriale de la décentralisation et plus particulièrement au renouvellement des paradigmes de l’action publique urbaine que ce nouveau partage des rôles entre État, acteurs déconcentrés et décentralisés, implique en Tunisie.

En effet, jusqu’en 2018, les communes tunisiennes n’étaient pas dotées de compétences leur permettant d’être des acteurs décisionnels du développement local et de la gestion territoriale. La déconcentration primait sur la décentralisation : les communes étaient tenues d’appliquer les décisions prises au niveau central voire régional, les services déconcentrés de l’État étant chargés de la mise en œuvre des politiques étatiques, y compris en matière de développement économique et territorial. La promulgation du CCL en 2018 et le transfert de la compétence de la planification économique et territoriale aux communes a ainsi constitué un changement important et impliqué une reconfiguration des rapports de pouvoir entre État et collectivités locales.

De fait, ce transfert de compétences prive le pouvoir central de ses courroies de transmission avec les populations, représentées avant 2011 par les omdas (sous-délégués), délégués et gouverneurs, représentants du parti unique (RCD) et les acteurs « techniques » des directions régionales des ministères qui mettent en œuvre les décisions gouvernementales et légitimisent l’action de l’État (et du parti).

Désormais, les communes sont censées être chargées de la gestion de leur territoire en concertation avec les services déconcentrés de l’État et l’administration territoriale (gouvernorat). Dans la pratique pourtant, et sur la base des entretiens exploratoires effectués au sein de diverses communes (anciennes communes, communes étendues, celles nouvellement créées…), les acteurs déconcentrés affichent une résistance importante et n’intègrent pas encore les réformes dans leurs modalités d’action, prônant des approches verticales et fortement centralisatrices, ce qui génère des conflits et des tensions entre les différents acteurs du développement territorial.

La forte résistance de la direction de l’Urbanisme, à titre d’exemple, à transférer la compétence d’aménagement urbain aux communes, tel que stipulé dans le CCL, est révélatrice de leur forte défiance vis-à-vis de ces dernières. Les entretiens conduits montrent clairement la persistance de la tradition centralisatrice voire de tutelle. De plus, la création de 86 nouvelles communes et l’extension de 187 autres en 2016 ont certes permis la communalisation intégrale du territoire tunisien, mais dans le même temps, ces communes héritent de territoires ruraux dont la gestion est désormais de leur ressort, sans que ces nouvelles responsabilités ne soient accompagnées par un transfert de fonds et de moyens humains. Elles s’en trouvent donc fragilisées et restent tributaires de la tutelle (et des anciens modes d’action) de l’État et de l’administration territoriale.

L’intérêt de cet axe de recherche est d’analyser la manière dont s’articulent les logiques des différents acteurs en présence dans le contexte de décentralisation. Il s’agit de comprendre si de nouvelles modalités de mise en œuvre des projets territoriaux à l’échelle locale existent, en prêtant une attention particulière aux rapports de force qui se nouent et aux multiples formes de compromis nécessaires à la prise de décision.

Axe 3 : Une redéfinition des rapports entre le pouvoir local et les citoyens

Le transfert de compétences en matière de gestion locale en faveur des communes, en application du principe de subsidiarité, a redirigé les revendications des populations des gouvernorats et délégations, symboles du pouvoir en place avant 2011, vers les communes, qui se retrouvent désormais au cœur d’enjeux multiples.
Le premier est politique. L’échelon local constitue le lieu par excellence de mobilisation, que ce soit pour porter des revendications sociales ou pour l’assise électorale des partis politiques. Or, pour eux, la satisfaction des besoins des citoyens et la légitimation de leurs actions à cette échelle sont essentielles. Le transfert de pouvoir représente donc un enjeu central, et il convient de l’analyser à la lumière des discours le présentant comme un risque pouvant mener à l’effritement de l’unité nationale.

Le deuxième est d’ordre économique et social. Les nouvelles modalités de gestion locale par les communes impliquent une participation des citoyens à la prise de décision, aussi bien pour les projets d’aménagement urbain, que pour les plans de développement local ou encore pour la définition des priorités des budgets municipaux. Les communes deviennent ainsi des laboratoires où s’expérimentent des manières innovantes – « par le bas » – d’élaborer les politiques de développement. Se créent ainsi de nouvelles fenêtres d’action, de négociation, de décision où s’illustrent les transformations affectant l’action publique locale, elles-mêmes issues de la transition démocratique tunisienne.

Il s’agit de comprendre de quelles manières ces nouveaux modes de faire participatifs redéfinissent les rapports entre autorités locales et citoyens. Ces derniers augurent-ils d’un changement réel dans les modes de gouvernance ? Ou bien relèvent-ils seulement d’une application/adaptation de modèles imposés par « le haut » et par certaines instances internationales pour qui la gouvernance locale constitue un moyen d’instaurer une démocratie ?
Par ailleurs, le processus de décentralisation accroît les attentes légitimes des citoyens envers des services publics plus efficients. Mais ces attentes se heurtent souvent au manque de moyens humains et financiers des communes, surtout pour celles qui ont connu une extension et celles qui ont été nouvellement créées. La mise en place de commissions ouvertes aux citoyens et l’organisation d’ateliers participatifs répond-elle aux modalités de démocratie participative et de gouvernance ouverte préconisées par le CCL ? Ou est-ce un moyen de canaliser les fortes demandes de la population à l’égard des communes, désormais principal interlocuteur des laissés-pour-compte ?

Ces différents questionnements constituent la trame de ce programme de recherche qui s’intéresse aux politiques, acteurs et instruments de mise en œuvre de la réforme de la décentralisation en Tunisie, en interrogeant les nouveaux rapports entre acteurs centraux, déconcentrés et décentralisés à l’aune des transformations politiques et institutionnelles en cours. Ces réformes initient un changement des modalités de gouvernance à l’échelle locale et reconfigurent les anciens rapports entre acteurs centraux et locaux, mais également, entre ces derniers et les populations, en instaurant, tout à la fois, les nouvelles règles du jeu démocratique et les nouveaux paradigmes de l’action publique locale.

Les approches méthodologiques qui sous-tendent les axes de recherche de ce programme se rapportent au champ des sciences sociales, selon une démarche pluridisciplinaire attentive à des niveaux d’analyse, relevant aussi bien de l’échelle macro de mise en œuvre de la réforme de la décentralisation que de l’échelle micro de son opérationnalisation sur terrain. Le travail de terrain sera mené en partie par le biais d’entretiens semi-directifs avec les acteurs publics centraux et locaux, les représentants de la société civile et les habitants. L’observation participante dans les focus-groupes et réunions et dans les ateliers participatifs organisés par un échantillon représentatif de communes permettra d’analyser, en situation, les interactions entre les différents acteurs locaux, publics, privés et ordinaires et leurs manières de s’ajuster, ou non, afin de définir des enjeux communs pour le développement de leur commune.