Sinda Haouès-Jouve –Délégation CNRS 2022-2023
Programme de recherche- Habiter et aménager les sebkhas à Tunis : aménités, nuisances et projets prométhéens
La qualité environnementale urbaine en question : positionnement scientifique
Par ce projet, Sinda Haouès-Jouve souhaite poursuivre et élargir sa réflexion sur la construction de la qualité environnementale urbaine dans des quartiers populaires fortement contraints au plan environnemental et marqués par les effets du changement climatique. Sur ces terrains, elle aborde la qualité environnementale urbaine comme un construit social qui s’élabore à l’interface d’approches normatives relayées par les politiques publiques, et d’approches sensibles et situées faisant appel au vécu environnemental des habitants.
De nombreux auteurs en sciences sociales définissent la qualité environnementale du cadre de vie urbain comme la résultante de valeurs objectives et subjectives qui caractérisent les espaces de vie des habitants à différentes échelles (Van Poll, 1997 ; Bonaiuto et al., 1999 et 2003 ; Pacione, 2003 ; Sénécal et al., 2005). Selon cette perspective, la qualité est abordée, non pas comme un attribut objectif inhérent à l’environnement, mais comme une valeur située au cœur de la relation multidimensionnelle que nouent les citadins à leurs milieux de vie (Berry-Chikhaoui, Dorier et Haouès-Jouve, 2014). Pour en questionner la construction, le projet propose ainsi de prêter attention :
– D’une part, aux différentes manières dont les habitants énoncent la qualité de leur environnement résidentiel et hiérarchisent ses composantes, en soutenant l’hypothèse selon laquelle cette énonciation s’inscrit dans l’épaisseur des rapports sociaux qui organisent les territoires. Autrement dit, la question du rapport à l’environnement ne saurait être déconnectée de l’ensemble des représentations et des pratiques sociales liées à l’habiter, au travail, aux loisirs, etc. et aux rapports sociaux dans lesquels elles s’inscrivent. Cette approche permet de développer des analyses situées, tenant compte des interactions sociales et de la diversité des contextes socio-territoriaux. La variété de ces configurations joue en effet de manière sensible dans un différentiel local d’accès aux aménités et d’exposition aux nuisances, et dans les perceptions que s’en font les habitants.
– D’autre part, à la manière dont les acteurs institutionnels, publics et privés, s’emparent du paradigme de la qualité environnementale -et plus largement urbaine- et le traduisent dans des normes, des projets et des manières d’agir sur l’espace urbain. La référence -désormais internationale- au modèle de la ville durable, et plus récemment à celui de la ville en transition, joue dans l’engouement des acteurs urbains pour la notion de qualité environnementale urbaine et construit de nombreuses variantes d’un référentiel technique et politique fondé sur des dispositifs normatifs plus ou moins contraignants (labels, modèles, bonnes pratiques, certifications, règlementations, etc.). La circulation et la diffusion de ces référentiels alimentent une marchandisation croissante des aménités environnementales, au travers notamment de grands projets de requalification urbaine qui mettent en jeu la justice sociale et environnementale. Ce faisant, elles participent -au nord et au sud- aux processus de polarisation et de ségrégation croissantes des espaces métropolitains.
Les zones humides urbaines : des territoires complexes et convoités
Le projet investit des contextes urbains de la périphérie tunisoise qui ont pour point commun d’être des fronts urbains à l’interface de milieux fragiles et complexes, en l’occurrence des zones humides au cœur de l’agglomération. Le projet cible les abords des deux sebkhas (Sijoumi et Ariana) et propose d’y investir plus spécifiquement des territoires nouvellement urbanisés : Sidi Hassine à l’ouest de sebkhat Sijoumi et Raoued à l’ouest de sebkhat Ariana.
A l’échelle internationale, les zones humides sont de plus en plus considérées comme stratégiques dans les espaces urbains et suburbains en raison des services écosystémiques qu’elles procurent, en termes notamment de protection contre les inondations et d’auto-épuration des eaux, de lutte contre le réchauffement climatique et d’atténuation de ses effets, de réservoirs de biodiversité et d’aménités paysagères et environnementales, aussi bien pour les riverains que pour les visiteurs. Ce sont cependant des milieux fragiles qui, bien que souvent protégés par des labels écologiques, se dégradent sous l’effet de la pression urbaine et de pollutions diverses. Dans le Grand Tunis, les entités aquatiques (littoral, lacs nord et sud de Tunis, sebkhat Sijoumi et celle de l’Ariana) ont toujours orienté et contraint le développement de la ville, au point de façonner sa physionomie. Depuis les années 90, elles participent de la fabrique concrète de la métropole et alimentent en particulier ses expressions les plus extrêmes, avec d’un côté l’émergence de mégaprojets d’aménagement des fronts d’eau (Barthel, 2006 ; Mouloudi, 2015), et de l’autre l’accueil sur les berges les moins convoitées d’une importante urbanisation non règlementaire (Chabbi, 1986 ; Chouari, 2012). Si le contexte de crise financière, puis de post-révolution, a marqué une pause dans la dynamique des mégaprojets, il a dans le même temps accéléré et amplifié l’urbanisation non règlementaire sous toutes ses formes et dans tous ses segments.
Un projet de recherche articulant deux objectifs scientifiques :
Le premier axe de la recherche vise à saisir la qualité environnementale « vécue » au prisme des trajectoires résidentielles : Dans la continuité des travaux menés dans le cadre du projet ANR EUREQUA dans des quartiers populaires en France (à Toulouse, Paris et Marseille), il s’agira sur les terrains choisis d’aborder la qualité environnementale urbaine au prisme de l’évaluation par des habitants sollicités à un moment de leur trajectoire résidentielle et de leur cycle de vie. Comment choisissent-ils un lieu pour « élire domicile » (Authier et al., 2010), en particulier dans des contextes contraints aux plans socio-économique et institutionnel ? De quelles manières cherchent-ils à « optimiser leur situation résidentielle » (Ballain et alii, 1990) ? Qu’est ce qui fait à leurs yeux la « valeur » des lieux qu’ils fabriquent et habitent ? Quelle part y occupent en particulier des problèmes environnementaux construits et parfois ciblés par l’action publique ?
Le second axe du projet vise à saisir la qualité environnementale du cadre de vie au prisme de la fabrique urbaine “par le haut” : Si la focale est portée dans le premier axe du projet sur les acteurs ordinaires, il s’agira dans ce second axe d’interroger la fabrique et la prise en charge des cadres de vie à proximité des zones humides par “le haut”, sans omettre d’éclairer les articulations fortes entre les deux niveaux ici artificiellement dissociés.
A Tunis, la prédominance d’une logique prédatrice qui voit dans chaque zone humide un fabuleux gisement foncier qu’il s’agit de valoriser, est à l’origine d’une collection de mégaprojets urbains qui concernent pratiquement tous les fronts d’eau, même si nombre d’entre eux peinent à sortir de terre. La recherche vise à explorer les différentes conceptions de la qualité environnementale urbaine sous jascentes à ces projets, ainsi que les coalitions, divergences et conflits que ces conceptions suscitent entre -et au sein même- de différentes catégories d’acteurs impliqués. Elle s’intéressera aussi aux modes opératoires des projets, à leurs contenus programmatiques, à leur grammaire et à l’imaginaire qu’elle véhicule, et enfin aux potentielles alternatives portées par d’autres acteurs, notamment au sein de la société civile.
Enfin, au delà de la dimension urbanistique et projectuelle, la recherche vise aussi à analyser sur les terrains choisis les stratégies de prise en charge par les pouvoirs publics des différents problèmes qui touchent à l’environnement des riverains et affectent leur qualité de vie (inondations, moustiques, vagues de chaleur, pollutions diverses, etc.). Quelles lectures font-ils de ces problèmes et comment communiquent-ils sur ces sujets avec les principaux concernés? Quelles réponses y apportent-ils le cas échéant et quels référentiels d’action mobilisent-ils pour cela?